Il existe une sagesse populaire, un mythe largement répandu dans le domaine de la négociation voulant que le premier qui formule une offre, qui donne un chiffre pour amorcer la négociation, est celui qui risque de perdre la négociation au final. Cette idée intuitive découle du fait qu’en faisant la première offre, on laisse alors « l’opportunité » à l’autre partie « d’ajuster » sa contre-offre ou encore de lui permettre de nous faire une offre moins généreuse que ce qu’elle avait initialement prévu. Pour d’autres, le fait d’être celui qui fait l’offre initiale laisserait entrevoir une plus grande volonté à entreprendre la négociation, donc à vouloir la conclure, trahissant par le fait même un pouvoir de négociation moindre. Donc, un bon négociateur serait celui qui « attend » une proposition de la part de l’autre partie…
Mais est-ce bien la bonne posture à adopter? La réponse courte est : non! De fait, les études scientifiques en négociation révèlent plutôt qu’il vaut mieux être le premier à formuler une offre plutôt que d’attendre d’en recevoir une. C’est parce que notre cerveau se laisserait fortement imprégner par une première impression (dans notre cas d’espèce, la première offre en négociation) qu’une distorsion dans notre rationalité s’opérerait. Ce faisant, cette distorsion altèrerait par le fait même la qualité de notre prise de décision.
Dans le cadre de notre série sur les biais cognitifs en matière de négociation, nous nous intéressons cette fois-ci à l’effet d’ancrage. Simplifié à sa plus simple expression, l’effet d’ancrage fait en sorte que notre cerveau s’accroche, « s’ancre » à l’offre initiale pour en faire un référent, un point de repère légitime pour l’appréciation des différentes offres formulées dans le cadre d’une négociation. Parfois au-delà même de toute rationalité, cette offre initiale agit comme un puissant attracteur pour paramétrer le champ du négociable.
Une étude fascinante d’un récipiendaire d’un prix Nobel d’économie, Daniel Kahneman, nous montre comment le biais cognitif de l’ancrage peut influencer notre prise de décision de façon manifeste et sans logique aucune. Le « design » expérimental de cette étude impliquait la constitution de deux groupes de personnes réparties au hasard. Pour les participants des deux groupes, une même question était posée : quel est le pourcentage des pays d’Afrique dûment représentés à l’ONU? On notera ici le caractère hautement improbable qu’une personne moyenne puisse connaitre cette réponse au préalable. Dès lors, c’est vraiment à tâtons que les personnes étaient appelées à formuler leur réponse à cette bien curieuse question. Mais avant de donner leur réponse, les participants des deux groupes devaient faire tourner une roue avec des nombres de 1 à 100. Cette roue était toutefois truquée pour les fins de l’expérience. Pour les participants du premier groupe, la roue s’arrêtait invariablement sur 10 alors qu’elle s’arrêtait sur 65 pour les participants du deuxième groupe. Suite à l’expérimentation, Kahneman et son collègue constatent que le résultat moyen des estimations pour les participants du premier groupe est de 25 % alors qu’il est de 45 % chez ceux du deuxième groupe. L’écart entre les estimations des deux groupes est statistiquement grandement significatif.
Mais pourquoi un tel écart entre les deux groupes? Manifestement l’effet d’ancrage des résultats de la roue truquée. Avec un nombre plus bas sur la roue, l’estimation du pourcentage pour les participants du premier groupe est bien moindre que celle de ceux du deuxième groupe où le nombre généré par la roue est beaucoup plus élevé que celui du premier groupe. Insidieusement, ces nombres de la roue truquée ont influencé le résultat des estimations. Ce qui est d’autant plus fascinant, voire déconcertant, c’est que ce nombre que les participants supposent avoir été généré aléatoirement n’a évidemment aucun lien logique avec l’estimation demandée et le tout était bien compris de tous. Dès lors, même en sachant que le fait de tourner la roue ne pouvait en aucun cas « révéler » la bonne réponse, l’influence du nombre sur la roue est manifeste dans le rationnel de l’estimation des participants!
De cette expérience, à l’instar d’autres de même acabit, des conclusions peuvent être tirées. Premièrement, le fait de générer un premier élément pour la prise de décision amène les personnes à réfléchir, à estimer dans un certain ordre de grandeur. Deuxièmement, l’effet d’ancrage se manifeste même si l’ancre n’a aucun lien avec la nature de la chose que l’on cherche à estimer. Qui plus est, même une proposition manifestement déraisonnable peut créer un effet d’ancrage, et cela même avec un traitement cognitif, une analyse, de cette offre par la suite. Troisièmement, on présuppose souvent que la personne qui va donner le premier chiffre, qui formule la première offre, le fait avec une certaine intelligence, une certaine connaissance, en ayant effectué une validation antérieure de son offre. Rien n’est plus incertain. Le chiffre proposé influencera simplement de sa seule présence et non pas parce qu’il apparait comme étant judicieux a priori.
Donc, un négociateur avisé sera celui qui fera la première offre afin de créer un effet d’ancrage à son avantage chez l’autre partie. Petit truc du métier qui découle des enseignements de la science : plus on utilise un chiffre précis (qui n’est pas arrondi) dans la formulation initiale, plus l’effet d’ancrage sera puissant.
Jean-François Tremblay, CRIA, Ph. D., est professeur au Département de relations industrielles de l’Université du Québec en Outaouais.
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