Cher lectorat de FacteurH, ne vous méprenez pas. Nous n’avons pas abandonné notre série d’articles sur les biais cognitifs en matière de négociation pour privilégier la chronique culinaire; loin de là! De fait, nous abordons dans cet article un biais cognitif qui a une influence majeure sur notre façon d’aborder la négociation : l’illusion de « la tarte ». Mais de quelle tarte parle-t-on ici?
En fait, il s’agit d’une image couramment utilisée par les spécialistes de la négociation pour illustrer la dynamique conflictuelle du processus de la négociation, connue également sous les vocables de négociation distributive, négociation à somme fixe ou négociation à somme nulle. L’objet de la négociation (que ce soit les salaires, les vacances, le prix d’achat d’un produit, une entente de services, etc.) est représenté par une tarte qu’il faut partager/départager entre les protagonistes à la négociation. On comprend facilement que selon la grosseur de la pointe de tarte que l’on obtient, cela conditionne la grosseur de la pointe de l’autre protagoniste. Donc, une grosse pointe de tarte pour soi laisse une plus petite pointe pour l’autre ou au contraire, une petite pointe pour soi laisse la part du lion à l’autre. De même, toute augmentation ou diminution de notre pointe de tarte influencera de façon congrue la part de l’autre.
Par exemple, si plutôt que de séparer la tarte moitié-moitié, on « négocie » plutôt un partage ¾-¼, le « gain » (ici ¼ de tarte) est proportionnel, il est congru avec la « perte » de tarte pour l’autre (également ¼ de tarte). Et comme le credo des sociétés occidentales capitalistes est « plus est préféré à moins », on comprend aisément que d’aucuns chercheront à obtenir une part plus importante de la tarte, faisant ainsi en sorte de laisser l’autre avec moins alors que selon toute vraisemblance, il aimerait lui aussi en obtenir plus. Cette approche induit assurément une logique de confrontation et de conflictualité. Mais au fait, est-ce vrai que le gain de l’un est toujours proportionnel à la perte de l’autre?
Évidemment non. Par exemple, en donnant à un ami un vêtement qui ne nous sied plus et qu’il convoite, on ne « perd » pas vraiment quelque chose (puisque le vêtement est obsolète pour nous) et la personne à qui on cède notre bien « enrichit » sa collection de vêtements sans que cela soit à nos dépens. De plus, la reconnaissance qu’il pourrait avoir envers nous pourrait être bien supérieure à la peine que nous cause le fait de céder une pièce de vêtement maintenant inutilisable pour nous. Autre exemple. Un employeur qui offre un après-midi de congé à un employé qui est affecté par un malaise ne perd pas nécessairement une demi-journée de productivité (car la personne n’était certes pas en mesure d’offrir un plein rendement) alors que l’employé ne gagne pas pour autant un après-midi de congé puisqu’il pourrait se sentir redevable par la suite envers son employeur. Bref, dans le cas des deux derniers exemples, il n’y a pas de proportionnalité entre le gain et la perte, peu importe la perspective adoptée.
Les spécialistes de la négociation connaissent bien cette réalité et ils manœuvrent de façon à éviter de présenter les résultats d’un marchandage comme étant un gain effectué au détriment de l’autre et, qui plus est, dans une proportion congrue. Certains vont même privilégier l’approche dite « intégrative » de la négociation afin d’éviter toute réflexion sur les résultats de la négociation dans une optique « gagnant/perdant ».
Or, malgré leur vigilance, il arrive souvent que les négociateurs vont considérer les offres à la table de négociation dans une perspective ou en faisant une concession, ils estiment que l’autre partie fait un gain proportionnel. Or, ils savent que cette vision des choses est la plupart du temps erronée. Alors pourquoi génèrent-ils une telle réflexion? C’est le résultat insidieux du biais de l’illusion de la tarte qui les égare dans leur jugement. Conséquence? Plus de conflictualité, plus d’incompréhension à la table de négociations et au bout de la ligne, de moins bons résultats.
La connaissance et surtout, la reconnaissance de ce biais pourraient s’avérer bien utiles pour quiconque cherche à mener des négociations harmonieuses. Cela permet également d’ouvrir d’autres avenues pour tendre vers une négociation dite « gagnant-gagnant ».
Jean-François Tremblay, CRIA, Ph. D., est professeur au Département de relations industrielles de l’Université du Québec en Outaouais.
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